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COUPS D’ÉCLAIRS SUR L’ÉTAT

 

Peu de sujets ont donné lieu à une littérature aussi copieuse et abstruse comme celui de l’État. Au cours du dernier siècle et au début de l'actuel, on ne compte plus les livres, souvent très épais, intitulés Théorie générale de l’État ou quelque chose de similaire, parfois suivis, un peu à la manière kantienne, d’une Théorie particulière...

Elles ne se distinguent les unes des autres que par l’esprit libéral ou réactionnaire qui les inspire. Il y eut aussi, entre les deux guerres, des théories fascistes de l’État. Toutes, sans excepter les plus libérales, quoique chacune à sa manière, faisaient de l’État la représentation naturelle et suprême de la société. Aucune n’admettait la division sociale en classes riches et pauvres comme fondement principal et raison d’être de l’État. Ainsi elles ignoraient ou faisaient fi du fait que le Droit a toujours été le droit du plus fort, quelque chose d’imposé, et non pas une justice immanente. Michelet, qui l’admettait sans ambages, est bien plus profond que tous ces théoriciens et philosophes du droit et de l’État.

De cet énorme amas d’écrits, on ne peut tirer au clair que peu de choses ou rien du tout. Les auteurs qui réussissent à dire quelque chose d’intéressant, tel Herman Heller dans sa Théorie de l’État, ont recours à Marx et Engels, mais en rejettent les conclusions. Quant à L’individu contre l’État, de Spencer, il s’agit d’un plaidoyer de bourgeois fiers de leur prospérité face à leur propre État ; il ne dépasse guère l’opposition fiscale de chacun d’entre eux face à leur représentation collective. Aucun rapport avec l’individu noyé dans « la société », dont parle Marx. Spencer situe le sien dans une ligne sociologique qui fait de l’individu l’opposé de la société et à l’inverse, mutile le premier au nom de la seconde. Une telle orientation, théoriquement acceptée ou non, est encore présente de nos jours. C’est une pratique quotidienne de tous les États sans exception, ceux de Droit, les despotiques et les totalitaires en général. Ils ne se distinguent que par l’intensité de la violence exercée sur les individus, et par la quantité de sang versé. Car - il faut le dire tout de suite - colporter que le capitalisme est individualiste constitue un bobard d’autant plus énorme qu’il est admis à droite et à gauche.

Le capitalisme fabrique les hommes et leur psychologie en série, comme des pièces de rechange. Un haut fonctionnaire, qu’il soit politique, administratif ou syndical, et un autre haut fonctionnaire, un bourgeois et un autre bourgeois, un savant et un autre savant, un ouvrier et un autre ouvrier, un policier et un autre policier, un escroc et un autre escroc, ont entre eux des psychologies similaires, desindividualisées, corporatives. Personne, pas même les plus favorisés par leur savoir et par un genre d’activité adaptée à leurs souhaits, n’a et ne peut avoir une individualité pleine. L’individualisme est un fruit à venir et il nécessite au préalable le communisme dans le domaine matériel. Il n’y a pas là un paradoxe, sauf pour ceux qui refusent de voir que l’épanouissement de l’esprit chez chacun, réclame l’entière satisfaction matérielle pour tous.

On ne peut découvrir que deux manières de considérer l’État en général et chacune de ses phases dans le temps et l’espace actuel. Soit comme une utilité sociale perpétuelle et dont on ne peut pas se passer, quels que soient ses avatars et ses métamorphoses, soit comme un organisme non social, mais d’oppression sociale, et toute autre fonction qu’il puisse accomplir porte la souillure de sa fonction principale, car elle lui est étrangère.

Tout d’abord, il est impératif d’affirmer, quoi qu’en disent des sociologues, des politologues et les philosophes, nouveaux ou pas, que la dite première conception est réfutée depuis le siècle dernier et l’est toujours dans ses variations modernes. On ne se réfère pas seulement à la réfutation des théoriciens du mouvement révolutionnaire, mais aussi à celle de mille et un lutteurs ouvriers par leur action-même, et avant tout à la réfutation apportée depuis lors par les évènements historiques. Par suite, on parlera ici de la seconde conception, tout en faisant les allusions pertinentes à l’autre.

Aujourd’hui on passe souvent outre au problème des origines de l’État, comme s’il s’agissait d’un problème inextricable ou faux, d’une énigme sans clé ou de quelque chose sans importance pour en entreprendre l’étude. Par ailleurs, plus d’un érudit pense que l’État commence à l’âge moderne, plus ou moins lorsque Machiavel forgea la désignation qui est devenue universelle. D’après ça, les pouvoirs dominants de l’antiquité, Sumer, Babylone, l’Egypte, la Chine, la Crète, la Grèce, Rome, ect., ou ceux du Mexique ou du Pérou, n’ont pas la qualité d’État. On pourrait dire alors avec autant d’à propos, que l’esclavage commence dès lors que les esclaves réduits en masse à l’esclavage l’ont marqué du nom de leur race. Par ce biais aux évocations hégéliennes, l’apparition de l’État à l’aube du capitalisme introduirait un ordonnancement social supérieur, une relation égale entre les différents secteurs d’intérêts dans chaque nation, qui représente un point d’arrivée dans l’évolution humaine. En réalité, on y aperçoit en filigrane les idées allant du Contrat Social jusqu’au consensus des sociologues, politiques et politicailleurs modernes. En voilà assez sur le problème pour l’instant.

D’après nous, taxer de faux problème celui de l’apparition de l’État, ou simplement l’écarter revient à nier intentionnellement ou involontairement, la possibilité de sa disparition. Personne certes, ne pourra démontrer, faits probants à l’appui, où et quand est surgi le premier semblant d’État. Tout de même, le développement si inégal de l’humanité sur les cinq continents nous offre en abondance des faits non seulement pour imaginer cette origine, le comment de sa formation, mais pour en avoir la certitude aussi. Un ouvrage bien volumineux serait nécessaire seulement pour consigner les cas des États dont l’apparition est observable depuis l’époque des grandes découvertes géographiques, jusque et y compris, la très récente « décolonisation ». Tout d’abord, les minutieuses descriptions de presque tous les peuples primitifs (note1) par les ethnologues et anthropologues, offre un matériel précieux et convaincant, ou même probant.

De l’Alaska à la Patagonie, de l’Atlas au Cap, des Dardanelles au Kamtchatka et au Japon, de même dans l’immense Océanie, chez tous les peuples primitifs, à de rares exceptions près, règne la règle de conduite des Dinks africains : « Le droit de prendre correspond à celui qui prône la force nécessaire pour le faire ; le droit de garder à celui qui en est capable (note2) ». La conduite des États les mieux institutionnalisés est encore identique. Le fameux « Tu ne tueras point, tu ne voleras point » que Moïse découvre bien tard, n’a jamais fait référence qu’à ceux du même groupe, tribu, nation, ou... bloc militaire. Les autres étaient, tout simplement, des ennemis. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le nom que s’adjugent tant de groupes primitifs signifie homme, par opposition à ceux qui leurs sont extérieurs, tenus pour féroces, hommes méchants dans le meilleur des cas, souvent diables, mot qui probablement, tout au début, ne signifia qu’étranger, par opposition à nous, nôtre. La dite règle morale renferme l’histoire entière de l’humanité depuis l’apparition de l’État, et de son abolition dépend l’avenir sans État.

La lecture des livres d’ethnologie devient ennuyeuse à force de présenter le même tableau avec des variantes secondaires. Il s’agit des populations sans État, ou même de communisme rudimentaire, sédentaire et agricole, ou nomade et en horde. Elles ont un chef de guerre, flanqué ou non d’un sorcier ou d’un conseil d’anciens. Elles ignorent le gouvernement proprement dit, mais le chef de guerre gagne en importance et autorité avec des actions d’attaque ou de défense, avec souvent un butin de guerre aussi, lorsqu’une attaque a été fructueuse. Le ou les groupes ou peuplades ne vivent pas trop isolés, les hostilités sont presque permanentes, même entre groupes dégagés du même tronc ancestral. Bien qu’il ne s’agisse pas de guerre dans le plein sens du terme, les raids ou assauts pour s’emparer de biens sont meurtriers, et parfois ruineux pour les vaincus, comparativement à leur population et leur avoir. L’hostilité, la haine envers les populations et les hommes étrangers, comportait comme corollaire la liberté et même le devoir de saccage, de les tuer, de les manger ou de les réduire en esclavage. Une population ou tribu prospère le devait à sa bonne chance dans les raids de saccage, et il s’ensuivait l’aptitude à se reproduire en plus grand nombre, ce qui représentait une capacité d’attaque accrue. A long terme, il ne pouvait subsister que les groupes dont le bilan entre les pertes dans les assauts subits et les gains dans les raids lancés, était positifs, ou tout au moins pas trop ruineux. Nous sommes encore là avec les balances du commerce extérieur, car le commerce mondial est la dernière réminiscence de l’inimitié primitive de chaque groupe humain face aux autres, ce qui n’exclue pas l’autre forme : la guerre. Que les groupes aient eu une production à eux, par la chasse et la cueillette, ou par la culture, ne diminue pas mais au contraire, renforce la validité du fait.

Le butin amassé chez d’autres groupes pouvait être distribué en portions égales ou bien selon les besoins de chacun des guerriers victorieux, ou encore gardé dans des magasins communs, pour une consommation ultérieure. L’équité entre les personnes du groupe, y compris le chef guerrier, le sorcier et les anciens, pouvait être parfaite. L’important, c’est que le groupe comme un tout vivait et se reproduisait, en partie au moins, aux dépens d’autres groupes. Dans la même foulée, l’importance du chef de guerre et ses acolytes, les guerriers, grandissait et devenait substantielle, à proportion de l’ampleur des acquis matériels dans les raids contre les groupes étrangers ou du succès dans la défense de leur propre groupe. Des centaines de cas sont connus où le chef de guerre, le sorcier, les tenants de la tradition et des légendes tribales, s’adjugent la part du lion dans le butin, ou bien ils en sont devenus les administrateurs. Tout au début, le pouvoir du chef cessait en même temps que la guerre, mais il révèla un net penchant à se transformer en pouvoir aux temps de paix, et même en dictature. Des rescapés des groupes vaincus se réfugiaient dans les montagnes, les zones arides ou des forêts impénétrables. Alors leur niveau de vie, leurs connaissances et leur marge de reproduction se rétrécissaient. Cela a été vérifié dans de nombreux endroits du globe depuis le XVIème siècle. Les indiens Guayaqui, du Paraguay, étudiés par Pierre Clastres sont un cas des plus frappant et tragique. Anciens agriculteurs d’après certains indices, ils sont retournés à la chasse, la cueillette et au cannibalisme, y compris le nécrophage. Ils sont en voie d’extinction et ceux qui restent sont exterminés par les colons blancs. L’hostilité entre les divers groupes humains, attaque aussi bien que défense, représente à elle seule un germe de différenciation catégorielle au sein-même de chaque groupe, perceptible à proportion du volume démographique, dépendant à son tour de la capacité d’attaque et de défense.

Seuls des groupes suffisamment éloignés des autres pour ne pas éprouver leurs assauts, pouvaient se soustraire à cet impératif là de l’ « étrangéité » multiréciproque. Mais il fallait en outre que leur capacité de subsistance et reproduction ait été suffisante pour se passer du saccage à leur tour. Tout de même, eux aussi se voyaient attaqués tôt ou tard, et le même processus de différenciation intérieur était entamé. Ces faits ne sont pas aujourd’hui sujets au moindre doute. Et la conclusion qui en découle en est d’une évidence plus que logique, observable en maintes occasions et divers lieux depuis quatre siècles.

Certes partout où un groupe humain a trouvé une expansion numérique et une force militaire d’une certaine importance, il a assujetti d’autres groupes, tantôt les réduisant en esclavage, tantôt les rançonnant par un tribut, ou bien s’imposant à eux en tant que caste ou classe dominante. Le chef des envahisseurs devenait le centre d’un corps social hiérarchisé, et les gens de son ethnie s’installaient en qualité d’aristocratie. On ne fait là que transcrire presque textuellement ce qui a été étudié par bon nombre d’ethnologues et anthropologues et se trouve confirmé à cette époque historique, et à un niveau supérieur, par des centaines d’invasions qui ont fait de l’envahisseur la classe sociale riche et gouvernante. Bien longtemps avant d’être un État de Droit, même rudimentaire, l’État existe de fait, par imposition militaire.

Malgré les interprétations psychologiques inspirées de L’avenir d’une illusion (Freud), État et religion, la croyance en Dieu comprise, apparaissent comme des faits coercitifs, nullement acceptés de bon gré, bien avant que soit élaborée leur représentation consciente en tant qu’idée, ou même leurs règles coercitives propres. C’est une piètre conception, celle qui conclue à une nécessité humaine de protection par le Père Eternel, au lieu d’y déceler un assujettissement par la force, auquel on n’a pas pu se soustraire, et auquel on s’est résigné, dans une extension temporelle, géographique et démographique.

Non moins mal fondée, l’idée de voir dans le jeux, le germe qui fait pousser l’Éternel, ce que fait Huizinga dans son Homo ludens (el juego y la cultura.).  Les cas de simulacre de bataille connus représentent une confirmation d’alliance entre anciens ennemis, ou bien la subordination du vaincu à la suite de batailles antérieures, et non pas fictives, tels les enlèvements simulés de femmes bien connus. C’est une équivoque sinistre que de confondre le « jeu » de la lutte à mort avec le jeu comme activité spontanée, d’apprentissage et création de valeurs culturelles. Huizinga, par contre, n’envisage pas le jeu de l’esprit intérieur à tout un chacun, et le plus important de tous. D’après une ancienne tradition, Zeus jouait aux dés, ses partenaires étaient des fainéants de son acabit. Il avait fallu la révolte de Prométhée pour que quelque chose revienne en partage au commun des hommes.

A Sumer, les Patesi, ou chefs gouvernants, sont des conquérants, des chefs de guerre qui légifèrent, peut-être pour la première fois dans l’histoire, sur la condition d’exploitation et de domination de leurs voisins vaincus. Voilà le Droit qui entre en scène (voir Jacques Pirenne : La civilisation summérienne). En Égypte, l’époque pharaonique marque une rupture nette par rapport à l’époque antérieure. Rien ne confirme la supposition d’un développement autonome, évolutif depuis l’époque Naga, antérieure au quatrième millénaire, à l’époque pharaonique (l’Egypte avant les pyramides. Editions des musées nationaux français, 1973). En Chine, l’organisme coercitif apparaît comme contrecoup de la lutte pour l’hégémonie entre des clans d’une même origine, prolongée par les hostilités entre des coalitions de tribus. Au Bhoutan, les monastères-forteresses étaient aussi, il n’y a pas longtemps, des greniers et des centres de gouvernement. En Inde, la pénétration aryenne s’est imposée aux pouvoirs existants, plus ou moins organisés, et les a poussés vers la division en castes, qui accablent encore le pays malgré leur récente abolition formelle. Quiconque sait que dans le Nouveau Monde, Incas et Aztèques étaient des castes militaires d’envahisseurs. S’agissant des tant vantés Mayas, l’un des spécialistes les plus réputé, Thomson, pense qu’ils arrivèrent au pays en qualité de conquérants; ils ont soumis la population indigène (à supposer qu’elle ait été elle-même indigène). La formation des cités grecques, après les invasions successives d’Achéens, Hellènes et Doriens, a eu lieu au seuil-même de l’époque historique.

Enfin, s’agissant de Rome, personne, pas même Mommsen, n’a parlé jusqu’à présent plus nettement que Montesquieu dans ses Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains : « Peuplade sans commerce et sans arts, le seul moyen de s’enrichir était le pillage. Une fois établie la discipline dans la manière de piller les particuliers, Rome imposa aux vaincus l’obligation de fournir à ses guerriers une paie, des céréales et de l’équipement ».

Par ailleurs, la lecture de documents archivés permet à ceux qui le désirent, de s’informer sur le mode de constitution de l’État en Amérique au lendemain de la conquête : une troupe de guerriers espagnols, jamais très nombreuse, s’assemblait, proclamait la municipalité au nom de la Couronne, d’après les règles en vigueur en Espagne, rédigeait un procès-verbal et nommait les membres du consistoire, c’est à dire les conseillers municipaux. La même procédure était appliquée, qu’il s’agisse de lieux ayant appartenu à un État indigène ou d’une nouvelle fondation dans un lieu inhabité. C’était un État des Espagnols et pour l’exploitation espagnole des vaincus, auquel accédèrent, seulement après, certaines catégories supérieures d’indiens, c’est à dire des conquérants antérieurs. Il n’y a là rien de différent de ce qui est survenu quelques six mille ans auparavant en Mésopotamie, en Égypte ou en Asie, excepté le système économique et politique imposé. Si le soleil ne se couchait jamais sur les domaines espagnols, les despotes et rois d’une époque si lointaine s’auto­proclamaient « seigneurs des quatre points cardinaux ». Beaucoup plus réel, toujours dans le même sens, et dernier épisode de cet avatar humain, il y a le « leadership » mondial des États-Unis. Lui aussi a émergé de deux guerres, les plus meurtrières de l’histoire de l’homme de Cro-Magnon... sans autre rival - susceptible d’être considéré comme tel - que la zone russe du monde, puissance surgie de la somme d’une contre-révolution et de la dernière guerre impérialiste.

Que la première forme organisée stable de l’État provienne de la guerre, ou plus concrètement, de la réglementation durable du domaine du groupe vaincu par leurs vainqueurs, cela a été dit auparavant. C’est introduit dans L’idéologie allemande et aussi dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. C’est devenu une vérité reconnue par de nombreux anthropologues, sociologues et même ethnologues. On peut trouver là-dessus maintes citations dans La guerre dans les sociétés primitives, son rôle, son évolution de Maurice R. Davie (Payot 1931).

Toutefois, on doit aller plus en arrière dans le temps et dans les conditions de vie des hommes génératrices de l’État. Vu le panorama universel de combat et de saccage, de toute ethnie ou groupe de population face à tout autre, ce qu’on appelle étrangéité multiréciproque (inimitié, antagonisme), la conviction s’impose qu’un tel pillage, non seulement préfigure l’État, mais qu’il comporte, dès lors, l’essentiel de sa matérialité : Écrasement physique des faibles par les forts, assujettissement social, exploitation.

Une tribu ou une fédération de tribus pouvait ignorer en son sein l’exploitation pendant un temps quelconque, voire vivre en vraie communauté, sans État donc ; mais par rapport aux tribus ennemies, le pillage avait une fonction coercitive, exploitatrice et para-étatique. L’inversion des rôles ne changeait rien à la signification de ce fait. Pour que l’État devienne un fait permanent et légal, stratifié en classes de haut en bas, il n’a fallu que la cohabitation des vainqueurs et des vaincus sur le même territoire. Ce qui avant, était occasionnel, butin hasardeux de razzia ou de guerre formelle, devenait alors flux continu bien plus abondant, Droit légal des vainqueurs à s’approprier les biens des vaincus et exploiter le produit de leur travail. Le développement de la capacité de production, c’est à dire, de la consommation, pour une minorité, eut son point de départ dans le saccage et s’implanta par l’utilisation ininterrompue des vaincus comme instruments de production additionnels. A partir de ce fait, l’histoire humaine relative à l’État jusqu’aujourd’hui, et aussi longtemps que l’État subsistera, apparaît sans difficulté. Ce fait est également chargé de signification dans la perspective de disparition de ce même État.

Dans La société contre l’État, Pierre Clastres a cru voir un dessein intuitif, sinon une volonté délibérée, d’empêcher le surgissement de l’État chez quelques tribus sud-américaines, les Tupi-Guaranis surtout. Il transpose l’affirmation gratuite de Bakounine relative aux peuples slaves, qu’il considérait exempts de tout penchant dominateur, c’est à dire étatique, tout au contraire des peuples germaniques. Il n’est pas possible de réfuter ici la Philosophie de la chefferie indienne (note3), fondement du raisonnement de Clastres, si fragile qu’il offre contre lui-même une abondante matière. Aucun des groupes de population qu’il a étudiés n’échappe aux caractéristiques ici définies, à cette inimitié multiréciproque qui a fait d’eux, partout et toujours, tôt ou tard, des saccageurs ou des saccagés, des dominateurs ou des dominés possibles, selon les contingences. La société contre l’État ? Certes, mais c’est une affaire révolutionnaire d’aujourd’hui, impossible dans le passé, parce que c’est seulement dans la société actuelle que le poids des facteurs d’unité humaine mondiale dépasse - et largement - celui des facteurs ancestraux de division, d’hostilité et de vol, dont l’hérédité se trouve matérialisée dans l’État, et qui se déverse en océans de sang lors des guerres inter-nations.

On connaît à l’État des aspects et des métamorphoses innombrables. Dans une même catégorie, il varie à l’infini, pourrait-on dire, sans que disparaisse le dénominateur commun d’origine : gendarme et législateur de privilèges matériels, politique et culturels, imposés par la force brute. Qu’à l’origine, il y ait eu une force défensive ou offensive, ne change rien à l’affaire et importe le moins du monde pour ce dont il s’agit ici. La force brute est comme voilée dans le système actuel, par le fait même de son opérativité économique, qui force les uns à la création d’une plus-value énorme, afin que d’autres en profitent et l’administrent à leur gré. La force brute s’y trouve établie en tant que forme organique de la société. Ceux qui nient ce rôle de l’État en général, ou tant soit peu de l’État démocratique et de Droit, sont des pessimistes ténébreux, même si ce n’est pas l’intérêt qui se sert de leur bouche. Ils présentent comme une fatalité ou comme une Loi de la Nature, l’exploitation et les classes, et tout ce qu’elles charrient de néfaste et dégradant pour l’individu et la société.

A notre époque précisément, la métamorphose de l’État est en train de porter au paroxysme ces conséquences-là. Le résumé de toutes les métamorphoses et modifications de classes antérieures ne sera pas fait dans cet article. Dans sa relation essentielle avec la société, l’État représente un buttoir, une barrière sans au-delà, l’accomplissement exhaustif d’un cycle humain de six ou dix mille ans d’histoire. Parmi les primitifs, un chef prestigieux était celui qui avait organisé des raids fructueux, tué, fait mangé ou fait prisonnier le plus grand nombre d’hommes d’autres groupes. Sa parole ou celle d’un congénère devenait l’exemple, la vérité légendaire incontestable, dont la contestation n’était possible que par imposition de la vérité d’un autre groupe. Une fois atteinte une certaine prospérité, la mort du chef donnait souvent lieu à l’assassinat rituel de ses proches et servants, qui l’accompagnaient dans la tombe. Les potentats du XXème siècle, capitalistes privés ou hauts bureaucrates, sont enterrés individuellement, mais avant leur mort, ils ont sucé la santé et la vie même sur l’arène mondiale, sous forme de plus-value, et donné la mort dans les guerres, à des millions et des millions de personnes. Et s’ils ne mangent plus de chair humaine, ils la dévorent sous forme de travail salarié, ils vomissent des investissements, tout comme leurs semblables romains vomissaient des mets après leurs banquets, et ils recommencent à dévorer du muscle et de la moelle sous l’aspect de bénéfices, de croissance industrielle et de Pouvoir. Les formes et les proportions quantitatives ont beaucoup changé, pas le contenu. Sous cet aspect, il est en train de se « perfectionner », mais il devient impossible d’imaginer une forme d’État plus oppressive encore. Une chose parait certaine tout de même : si on le laisse aboutir à la « perfection », l’humanité ne redressera pas la tête pendant de longs siècles.

En sa qualité d’organisme capitaliste, l’État apparaît à l’époque médiévale, avec les coutumes et formes de Droit de villes mercantiles soustraites au droit féodal. Leur multiplication, leur affermissement, leur unité et leur alliance avec la monarchie alla de pair avec l’augmentation et la dominance de la richesse meuble et monétaire, face à la richesse foncière, cela est bien connu. Moins remarqué est le fait singulier de la présence dans un même territoire et pendant longtemps, de deux systèmes de classes et de deux Droits : celui des féodaux et celui des bourgeois. Bien qu’au début il y ait eu des empoignades et même des affrontements militaires entre les villes et les féodaux qui prétendaient les vassaliser, les bourgeois citadins apprirent rapidement à acheter de la main à la main leur tolérance ; procédé que la monarchie absolue mettrait largement à profit grâce à l’impôt dont étaient exempts la noblesse et le clergé, ainsi que par les rentes et dons gracieusement accordés aux nobles. Bien avant de se révolter contre une telle situation, la richesse de la classe nouvelle était nettement supérieure à celle de la vieille et corrompue noblesse. L’élimination de celle-ci en France, radicale parce que révolutionnaire, constitue un exemple unique dans l’histoire de l’ascension du capitalisme. Dans tous les autres pays d’Europe, les révolutions ou tentatives de révolution bourgeoise ont surtout servi à ce que la noblesse et l’Eglise abandonnent leurs méthodes d’exploitation médiévales et s’intègrent à celles du capitalisme, bien plus rentables. Cette circonstance fit du Code Napoléon, par excellence, la loi de la propriété bourgeoise et le fondement de son État.

Cas particulier, la généralisation du capitalisme en Russie n’échappe à la règle ci-dessus que pour y retomber dans des circonstances aggravantes et très importantes. Son capitalisme est une variante de l’ancien, en correspondance avec sa nature réactionnaire caractéristique, tout aussi bien qu’avec la nature décadente du système à l’échelle mondiale. La généralisation du capitalisme adopte là la forme étatique, la seule que lui consentait la révolution de 1917, à moins d’une restauration militaire extérieure ou intérieure. De plus, elle était la plus adaptée au degré de concentration atteint par le capital international. Ainsi donc, elle s’est introduite en qualité de réaction à l’appel communiste d’Octobre 17. Après celui-ci, les résidus de noblesse et de bourgeoisie ré émergent sous l’aspect de fonctionnaires et de collaborateurs des fonctionnaires par alliances familiales. Base structurelle et superstructure politique s’y trouvent fondues et confondues.

La succession bien connue des systèmes en Europe : esclavage, féodalisme, capitalisme, montre une relation entre l’homme et la nature, marquée par l’exploitation de l’homme par l’homme. Par conséquent, il s’agit d’une relation indirecte et par-là même, fausse. Peu importe que l’implantation des deux premiers systèmes ait été partielle géographiquement, ni pour l’instant, que le mode de rapport social ou d’exploitation soit différent dans les trois cas. Ce qui apparaît plus important, c’est la tendance unificatrice - universaliste dirait un philosophe de l’histoire - des civilisations gréco-romaine et capitaliste, le féodalisme se présentant comme un particularisme de lieux-dits et de fiers-à-bras seigneuriaux, un retour en arrière et une période de magma socioculturel, où le troisième système irait en cristallisant. On peut dire que le monde gréco-romain, acheminé, au tournant d’un siècle donné, vers une impasse historique, se serait désagrégé dans la féodalité, laquelle aurait permis, avec la marche du temps, la composition moléculaire d’une nouvelle société. Il n’y a là rien de téléologique, bien au contraire, car les types sociaux, à l’instar des espèces du monde organique, peuvent évoluer ou muter dans un sens peu ou pas du tout viable. Le féodalisme germa dans le monde gréco-romain. Les invasions barbares lui donnèrent son aspect final, non sans avoir tenté, en vain, de gouverner l’Empire. La violence et l’oppression caractéristiques de l’État, essaimées dans des milliers de foyers, intensifia son arbitraire au lieu de l’affaiblir. Et la relation avec la nature devint encore plus mesquine et fausse.

Il a été dit et démontré surabondamment que le système capitaliste se caractérise par la propriété privée des instruments de production les plus importants, ce qui engendre la marchandise-homme par le truchement du travail salarié, et sur cette base, la production générale des biens - et des mentalités - en tant que marchandises. L’État qui lui est afférant, tout en n’étant pas un organe direct et servile des capitalistes, exerce la surveillance sur la bonne marche de l’ensemble. Il est aussi propriété privée, de par le fait ostensible, quoique non légiféré, que les bourgeois et leurs servants seuls ont pu accéder aux postes dirigeants, aussi bien sous le couvert du suffrage universel et d’une Constitution que sans eux. De toute façon, l’esclavage du travail salarié, introduit et généralisé par le capitalisme, d’abord en Europe, puis partout après, est moins inhumain que les formes antérieures d’esclavage. Et ce qui importe le plus, il ouvre des horizons jadis insoupçonnés. Corrélativement, l’État capitaliste consent des libertés mesquines et trompeuses en elles-mêmes, tout comme son système, mais qu’aucun autre type social antérieur n’atteint, même pas Athènes pour les habitants libres. Pour la première fois, se présente la possibilité d’établir une relation directe, véridique, entre l’homme et la nature. Un livre de Laffon-Monteil (Payot 1938), intitulé D’Hammourabi à Rockefeller, permet d’observer une tendance, toujours sans lendemain, vers l’apparition du capitalisme, depuis les temps babyloniens. Cette fois, nous y sommes plongés, il nous étouffe. A ce sujet, on peut consulter également l’importante oeuvre de Rostovzef sur l’histoire économique et sociale du monde gréco-romain.

Rien ne vérifie aussi exactement le rapport étroit entre la base économique d’un système et son dispositif étatique, que l’évolution du capitalisme. Etant donné la dualité sociale qui est à sa source (capital-salariat), la société où nous vivons ne pouvait se développer que par l’augmentation du capital, d’un côté, et des hommes salariés de l’autre. Et ainsi, jusqu’à la concentration du capital en grandes compagnies monopolistes. A la même allure, l’État a centralisé ses fonctions, mettant la main sur l’économie et augmentant, ouvertement ou subrepticement, la répression politique orientée contre les révolutionnaires. C’est aussi le moment où le capitalisme a envahi toute la surface de la Terre, en introduisant la vente et la production de marchandises, ainsi que les États et les régimes politiques ad hoc. Les différences de niveau n’ont pas plus d’importance que celles existant à l’intérieur d’un pays industrialisé quelconque.

Il s’agit de truismes rappelés simplement pour la cohérence de l’ensemble. L’important, ce qui est nouveau pour la conception de l’État avec son système fondamental, commence dès-lors que ce stade-là reste en arrière. La fin de celui-ci et le commencement du stade actuel n’ont pas une démarcation temporelle précise, mais elle est devenue absolument évidente une fois que nous y sommes bien entrés, après la seconde guerre mondiale. La croissance du capital et de la production par le truchement du travail salarié, adopte à partir de là des caractéristiques négatives qui faisaient défaut aux stades antérieurs. Le capitalisme mute son ancien caractère progressif en régressif, y compris dans les zones du monde où son installation est encore rudimentaire. En effet, si l’on ne veut pas vider de contenu la notion de progrès, ou de développement d’un type de civilisation, il est impératif de déterminer le maximum qu’il est susceptible d’offrir aux hommes. Le critère doit être objectif, intrinsèque au système lui-même, pas à ses accidents, ni à une quelconque estimation subjective, même si le subjectif, lorsqu’il atteint un domaine presque général, constitue l’ultime détermination, au mieux,... et au pire aussi.

Mais il est indispensable de préciser, tout d’abord, ce qu’on doit comprendre comme développement d’une civilisation. Non par son extension territoriale, ni sa croissance économique en elles-mêmes, mais une extension et une croissance qui améliorent la situation matérielle, culturelle et politique de la population en général, de ses couches pauvres en particulier. Autrement dit, qui atténue les traits négatifs du système tout en favorisant involontairement son propre dépassement. Il doit s’agir d’un développement social dans tous les aspects contenus dans la société, avec comme référence l’homme, seule mesure possible. Or l’extrême limite de développement a été atteinte dés lors que les facteurs caractéristiques de son devenir (économique, politique, culturel, volitif) permettent le saut à un type supérieur, le passage de l’évolution à la révolution. C’est en ce sens que Karl Marx parlait du capitalisme comme d’un système provisoire, de transition à une société communiste.

Que ce maximum ait été atteint depuis longtemps, ne peut être mis en question, sauf par ceux qui font de la croissance industrielle et du savoir scientifique le critère principal, voire unique, du développement capitaliste. Les connaissances techniques et scientifiques, leurs applications réalisées - sans parler de celles possibles - suffisent aujourd’hui pour supprimer mondialement, en peu d’années, les différences économiques, réduire à moins de la moitié le temps de travail, tout en portant le niveau culturel moyen au-delà du meilleur actuellement. A l’inverse, technique et science sont utilisées à contre‑sens, pour perpétuer les inégalités existant dans tous les domaines, empirer à dessein la qualité des produits, les produits de mort exceptés, pour prostituer la culture et les consciences individuelles (télévision, radio, presse, enseignement orienté ou coercitif, fichage informatique de la population). Ainsi donc, le développement social apporté par le capitalisme vire dans le sens opposé. La croissance industrielle a des répercussions négatives dans la vie quotidienne par ses caractéristiques actuelles, bien au-delà de la pollution et autres nuisances. Elle tient l’homme chaque fois plus serré à la gorge, et par conséquent, il s’agit d’une croissance réactionnaire. Par-dessus le marché, le dispositif belliciste franchit toutes les bornes imaginables quant à la négativité, même en faisant abstraction des armes atomiques. Le taxer de réactionnaire semble peu de chose, une vacuité. En effet, comment qualifier une utilisation de la science qui permet à la haute hiérarchie du système de désintégrer tout organisme vivant, du protozoaire à l’homme, par la simple pression d’un bouton, aussi facilement qu’on écrase une fourmi ? Criminel, assassin, humanicide semblent des termes doux, insignifiants. Cependant, le dernier des termes suggère une association très éloquente. La décadence des civilisations qui se sont avérées incapables d’en engendrer une autre supérieure à elles-mêmes, après l’aboutissement de leur parcours de développement, les vouait à une décomposition graduelle, mais cela n’empêchait pas, à terme, des poussées civilisatrices dans d’autres zones. Seul le savoir sous la coupe du capitalisme, de son État, mène, non plus à la décomposition décadente de la civilisation inaugurée depuis des décennies, mais à l’extermination de la vie... à moins que la révolution communiste n’y coupe court. En tout cas, il suffit que cette menace soit suspendue sur nos têtes - chose indéniable - pour conclure : la civilisation capitaliste a largement dépassé sa marge de développement ; la mettre à mort révolutionnairement constitue la seule issue physique et culturelle possible pour la société mondiale et pour chacun des individus la composant. Ce sera une démarche civilisatrice par excellence. L’essentiel du système, c’est ce qui est entré en putréfaction, la production fondée sur le capital et le salariat. Mais l’épicentre de la putréfaction du système, c’est l’État.

A l’étape que nous vivons, l’Occident tout comme l’Orient, il est devenu beaucoup plus pertinent de parler de l’État capitaliste et son système, que du système capitaliste et son État. C’est un fait que l’État gouverne et domine la société à discrétion. Pour le moment,  il ne se heurte à aucun autre obstacle que celui,  figuré mais   non évanoui, d’un futur mouvement de révolte prolétarienne. Les tractations entre les différents secteurs intégrés dans le système, partis « ouvriers » et syndicats compris, loin d’être un tant soit peu un contrepoids au despotisme étatique, lui font escorte par leur fausse opposition, tandis qu’ils assoupissent le prolétariat. En outre ils se considèrent eux-mêmes les héritiers des monopoles, et de la police, ce qui inspire leurs agissements. L’autonomie relative qui caractérisait autrefois les capitaux privés, face à l’État, et de celui-ci face aux  capitaux  privés, s’est  effacée  depuis  la dernière guerre. L’État est devenu le maître de cérémonie incontestable dans  tous les domaines de la - de sa - société, projection économique, politique, législative, judiciaire, informative, désinformative, aussi bien que dans le domaine militaire. Le Léviathan vanté et craint tout à la fois, n’est pas pour demain ; il met en œuvre ses fonctions destructrices et cannibales sous nos yeux quotidiennement. Par ce biais, l’État actuel condense en lui toutes les turpitudes de l’histoire humaine : l’étrangéité  multiréciproque, le  saccage  entre  hordes,   tribus,  clans,   l’anthropophagie  alimentaire et rituelle, les despotismes asiatiques, africains, pré-colombiens du  Nouveau  Monde, l’esclavage  des anciennes civilisations, le servage  féodal, ou comme  corollaire les formes économiques  et répressives du capitalisme naissant et florissant aussi.

Je ne signale pas ici une nation quelconque, mais toutes sans exception, sans tenir compte de l’acquis économique, technique, policier, etc. Les nouveaux pays « indépendants » reproduisent, aggravés presque toujours, le totalitarisme et la corruption des métropoles, car ils sont engendrés par un type social en sénescence. On peut donc, et l’on doit, parler d’un État mondial, mais de contenu inverse à celui que lui attribue H. Lefèbvre. Brouillon comme un théologien et la tête toujours pleine de faux-fuyants comme tout stalinien contrit, Lefebvre trouve dans l’État mondial de nos jours, une tendance « au mode d’existence métaphysique » et il signale dans l’œuvre de Staline, c’est à dire dans l’État russe, « une révolution faite d’en haut » (dans L’État dans le monde moderne Ed.10-18 Paris 1976).

L’œuvre de Staline a une grande importance, oui, très grande même, mais en tant qu’œuvre contre-révolutionnaire dans tous ses aspects. Sans elle, il est impossible d’imaginer comment le système mondial aurait réussi à faire face, et même mettre en déroute, à l’offensive révolutionnaire du prolétariat entre les deux guerres impérialistes, déclencher la seconde et rendre inertes ses exploités pendant presque un demi-siècle ! L’enchaînement des faits qui vont de la contre-révolution stalinienne en Russie à la défaite de la révolution internationale, et de celle-ci à la guerre de 1939-1945, et ainsi jusqu’à l’inactivité si prolongée de la classe ouvrière, explique exhaustivement la malodorante situation actuelle, croissance industrielle tératologique et totalitarisation de l’État comprises.

L’interprétation théorique de l’État ne peut pas se faire en l’isolant comme entité, mais en l’envisageant dans son devenir historique qui à son tour, représente l’entité. Autrement on tombe dans la divagation idéaliste, ou bien, cas le plus fréquent aujourd’hui, dans une méprisable disculpation d’anciennes attitudes personnelles au cours du déroulement historique ; c’est utiliser la théorisation pour le service privé de l’écrivain. Or l’œuvre de l’État russe n’est pas celle de Staline tout seul, mais celle de tout l’appareil bureaucratique dans les frontières russes et à l’extérieur également. Elle représente une adaptation des intérêts contre-révolutionnaires postérieurs et antérieurs à 1917, du degré de concentration économique et de résignation du prolétariat, requis à l’échelle mondiale pour toute croissance capitaliste importante, ainsi que pour maintenir en vie le système. Par le truchement de la propriété privée, rien d’important ne pouvait se réaliser. La contre-révolution mit le capitalisme russe à jour avec le capitalisme le plus concentré d’Occident, le surpassant même, hormis la compétence technique et administrative. L’énormité rétrograde du stalinisme réside dans le fait que, depuis la décennie 20 tout au moins, la production de capital, à plus forte raison sa concentration, allait à l’encontre du développement humain et même de simples potentialités non-capitalistes de sciences et techniques.

Les dérivations négatives d’un tel fait n’appartiennent pas toutes au passé ; d’autres, non moins graves, nous menacent, non seulement dues à la présence de renégats du stalinisme (tous plus ou moins faux) induits par le « Rapport Khrouchtchev », mais aussi à la nouvelle issue réactionnaire offerte par le régime russe au monde entier.

De même que la concentration du capitalisme, au temps de la révolution russe, a transmis une forme économique, accentuée, à la contre-révolution russe, celle-ci à son tour, inspira le dirigisme occidental et dans son aspect politique, nous voyons son totalitarisme de Parti-État repris par presque tous les pays dits nouveaux. Dans ceux démocratiques, anciennement institutionnalisés, mille mesures et tracasseries dans l’ombre vident sans cesse le contenu de la démocratie bourgeoise, pauvre en elle-même. Mais la pire des répercussions de l’État stalinien est, sans conteste, la falsification de l’idée de socialisme elle-même. Partout à l’heure actuelle, elle est supplantée par la notion d’un État, capitaliste unique. Voilà le « socialisme premier » que l’archi-réactionnaire Spengler opposait au capitalisme individuel.

Derrière l’appât de l’expropriation des monopoles et des bourgeois, ce qui se projette, c’est le monopole du Parti-État. La relation capital­salariat, inséparable du système, devient alors bien plus insupportable et la décadence sociale descendrait encore des marches qui pourraient être décisives. Et il est indifférent, quant au fond, que cela advienne avec le parti unique ou par le biais du prétendu pluralisme, qui n’est avant tout que rengaine publicitaire et manœuvre tactique. La concentration du capital réclamera toujours un totalitarisme politique proportionnel à elle-même.

En résumé, avec la concentration du capital, en Occident par sa circulation et sa reproduction élargies spontanées, en Orient par ses urgences anti-révolutionnaires, et dans les ex-colonies par leur enchaînement aux Grands et par mimétisme démagogique, nous nous trouvons face à un État qui connaît certes, des différences territoriales (on ne peut dire nationales car dans bien des cas la nation a été imposée ou est en train de l’être), d’après les antécédents historiques, mais dont la fonction première, toutes les autres y étant subordonnées, consiste à imposer la reproduction élargie du capital, c’est à dire un type d’association humaine caduc et entièrement pernicieux à présent.

L’analyse de l’État moderne autorise une grande prolixité, qu’on tienne ou non en compte ce qui précède. Dans cette ébauche, il ne faut plus abonder. Les indications données suffisent pour dépasser l’analyse et parler de l’anéantissement de l’État.

Devant cette perspective, depuis toujours celle du mouvement révolutionnaire, les avocats traditionnels de l’État, comme représentant immortel de la société, représentent peu de chose en qualité d’obstacle théorique, quel que soit leur savoir, et moins encore dans la pratique de la lutte de classes. Limitons-nous à citer, dans l’attente d’une réfutation plus générale,  Vivre sans État ?  de Jean William Lapierre (Ed. Esprit-Seuil 1977), où il répond au livre déjà cité de Pierre Clastres, La société contre l’État. Monsieur l’agrégé de philosophie écrit : « Où et comment les conditions d’une société sans État sont-elles réalisables, fût-ce à long terme. Une économie d’abondance et une société de loisir dans une population stabilisée par la limitation des naissances, un mode d’organisation et de régulation sociales abolissant tout désir d’innovation dans tous les groupes sociaux, est-ce bien là un avenir possible pour l’espèce humaine ? » (p. 360). Et à la page 371 : « ... le dépérissement du pouvoir politique (...) on ne saurait l’attendre que d’une extinction de la capacité humaine d’innover, d’un épuisement de l’imagination par le triomphe de l’habitude ou du réflexe conditionné, d’un coup d’arrêt porté à l’historicité ».

Depuis l’époque où Spencer fulminait « Tout socialisme comporte l’esclavage » (All socialism involves slavery), les arguments se sont affinés, mais à peine, vus de près. Ils sont de même apparentés à ceux de Berdiaef, qui opposait, à une paralysie de l’histoire due au socialisme, son noble accomplissement par le retour du Christ, à moins que ce ne soit par « la résurrection de la chair ». Les variations sur le même thème surgissent comme un réflexe du cerveau de nombreux érudits de tous les pays. Leur bonheur consiste en ce que les pays dits socialistes leur donnent très largement raison. Même les néo-fascistes peuvent y puiser matière leur permettant de paraphraser l’idiotie de Hitler dans Mein Kampf « Le marxisme, c’est la magie noire ». Parmi ces érudits, même les plus respectueux du sérieux scientifique sont incapables de déclarer sans ambages que les dits pays sont au socialisme ce qu’un défoliant est à la végétation. Violence répressive, étouffement de toute liberté, mensonge systématique et tout à fait prémédité ne disparaîtront là-bas qu’avec le démantèlement préalable de l’État, et leur État ne peut être analysé que comme un cas particulier des États Occidentaux.

A la question de Lapierre sur où et comment d’une société sans État, on reviendra à la fin de ces  coups d’éclairs. En attendant, qu’on observe comment le professeur suit les traces de Lévy-Strauss dans Race et Histoire, où il considère que l’actuelle mosaïque bigarrée du genre humain et de la société capitaliste favorise le désir d’innover et donc le progrès dans l’histoire. A l’instar de tant d’autres dont leurs loisirs leur ont permis de devenir ce qu’ils sont, ils passent outre un fait écrasant par son extension géographique non moins que par la grave privation mentale qu’il entraîne pour des centaines de millions de personnes, même dans les pays les plus cultivés : l’interdiction d’innover et tout simplement de savoir, par le décret de leurs conditions d’existence ; c’est le plus draconien et le plus inviolable de tous les décrets possibles. Le coup paralysant assené à l’histoire est une constante depuis des millénaires, car la majeure partie des personnes ont été placées hors d’elles, toujours engendrées et reproduites comme objets souffre-douleur du devenir. Et ce, non d’une manière quelconque, mais par et pour la minorité dominante et instruite, qui agit comme sujet, sujet bâtard donc.

En témoignent nombre de civilisations désagrégées par décadence ou détruites, s’étant avérées incapables de donner jour à rien de mieux. L’épuisement de l’imagination ne se produira jamais, sauf dépérissement physique de l’espèce ou retour à l’animalité. N’empêche, son étouffement est un phénomène d’intensité variable mais constant dans les sociétés de classes et État. Et c’est en elles que l’imagination de nombreux hommes savants voit un danger mortel pour la disparition de l’étouffement.

D’après Lévy-Strauss et Lapierre entre autres, la dialectique de l’histoire réclame la diversité de groupes culturels et de groupes sociaux, euphémisme qui désigne les classes et pays riches et pauvres. En dehors de cela, ils ne voient que plate médiocrité, des cerveaux sans impulsions ni désirs parce que matériellement repus. Or, une des tragédies de tout le parcours des hommes consiste précisément en ce que la culture a eu depuis toujours, comme organes de connaissance et d’expression, des gens rassasiés, sans grandes préoccupations matérielles ou entièrement libres d’elles, grâce au travail des autres. Rendre tous les hommes exempts de cet abrutissant fardeau ne peut pas entraîner leur dépersonnalisation, puisqu’ils sont dépersonnalisés à des degrés différents et depuis toujours. Par contre on n’aperçoit pas d’autre moyen pour que tout un chacun découvre ses capacités optimales.

Le jeu dialectique entre le monde extérieur (le cosmos) et l’homme est entravé en permanence par la lutte à mort entre les hommes. Aussi longtemps qu’il n’aura pas lieu de manière directe, sans ce dégradant impôt de sang, ignorance, exploitation, répression, les facultés essentielles de l’immense majorité resteront hermétiquement enfermées dans le subconscient.

Cela établi, la pire catégorie d’ennemis de la disparition de l’État est celle qui, tout en l’admettant en paroles, renvoie sa réalisation à un avenir mythique, tout en faisant de l’État, pendant une durée indéfinie, le propriétaire maître et seigneur de tout, et l’organisateur du communisme. Elle est bien plus dangereuse que l’autre catégorie, non point par son savoir, qui est indigent, mais par ses agissements d’hypocrisie préméditée, et avant tout par les positions organisatives quelle détient au cœur même du capitalisme, dont elle est partie constituante. Signalons les syndicats des partis « communistes » et « socialistes » riches et officialisés, en plus des pays peuplés de près de deux milliards d’habitants où sévit le despotisme étatique de partis policiers. Leur publicité est comparable, par le volume et le rabâchage, à la publicité des monopoles multinationaux les plus forts. La monstruosité d’une telle supercherie n’a été dépassée par aucune autre antérieure.

Si l’État capitaliste est la condensation de toute la violence étatique et para-étatique depuis la proto‑histoire, l’État dans les pays en question rassemble, agrandis, les bestialités, coups tordus et crimes caractéristiques de l’État bourgeois depuis sa naissance. Sa fusion avec le système économique structurel est indubitable et plus complète que dans aucun autre pays. Il n’y a chez eux aucun interstice entre la production et l’État, si ce n’est par fraude... Celui-ci apparaît sans détours, sans voile et directement tout à la fois comme produit et organe opérateur du système économique. La relation cyclique mondiale : capital - salariat - capital accru, trouve là-bas, à l’un des extrêmes, l’État, comme investisseur du capital, à l’autre extrême, le même État, comme empocheur du capital accru par la plus-value ; au milieu : la classe ouvrière broyée. On cherchera en vain un schème capitaliste aux contours plus nets et une correspondance plus achevée entre la structure sociale et la superstructure politique.

Qu’un pareil État soit apparu après une révolution d’envolée communiste, c’est un problème qu’on ne peut considérer ici que tangentiellement (note4). Le dépérissement et la mort de l’État après 1917 ne pouvait se produire sans passer de la révolution démocratique ou permanente à la révolution socialiste. La contre-révolution sous une forme non-bourgeoise, non moins, mais plus capitaliste, survint avant, détruisant du même coup l’objectif communiste et la révolution démocratique. Pour la première fois le monde eut sous les yeux une contre-révolution et un accroissement du capital sans classe bourgeoise. Ce fait nous apprend que si tout système bourgeois est capitaliste, tout capitalisme n’est pas bourgeois pour autant. Enseignement plein de signification pour comprendre la décadence du système capitaliste mondialement considéré. Par ailleurs, il permet, si l’on appréhende avec justesse les mesures et les erreurs des bolchéviques qui facilitèrent le reflux contre-révolutionnaire, de discerner bien mieux qu’autrefois les conditions qui amèneront la mort de l’État.

L’État russe est le premier promoteur de mensonges à l’égard de sa propre nature et de celle de l’État en général. Dans toutes ses versions, il s’agit de bourdes indignes d’être prises en considération, si ce n’est parce que, sans cesse propagées dans toutes les langues, elles se sont infiltrées dans la matière grise de maints intellectuels, et surtout parce qu’elles servent à opprimer ceux qui vivent sous cette férule. Au moment de la promulgation de la constitution de Staline - en réalité de Boukharine - alors qu’on préparait dans les coulisses les grands procès falsifiés de Moscou, Molotov révéla au monde, comme théorie, que l’État ne subsistait en Russie que pour la répression des voleurs et autres malfaiteurs, sans aucune fonction de classe. Presque simultanément, l’extermination physique ravageait les hommes de 1917 et des millions d’autres, non sans la collaboration de voleurs et malfaiteurs. Le Kremlin se redéfinit après comme une dictature du prolétariat, en même temps que mouraient dans les camps de travaux forcés ou à coups de pistolets dans l’occiput, 20, 30 ou 40 millions de prolétaires et que des milliers d’intellectuels et techniciens étaient réduits à la condition de parias. Plus l’État devenait brutal, plus lourd devenait l’esclavage des prolétaires, plus le Kremlin déployait d’obstination à répandre son mensonge dans le monde par tous les moyens, concussionnaires aussi bien que publicitaires. La plus récente de toutes ses supercheries, « l’État de tout le peuple » (version Brejnev), s’apparente à la définition du hitlérien Schlidt, pour qui le politique, domaine privilégié de l’État, se résume dans la notion « ennemi, ami », définie par l’État lui-même.

La véritable explication se trouve au niveau le plus bas. « Le peuple tout entier », comme par ailleurs la « coexistence pacifique » (initiative du plus notoire des flics, Staline en personne), sont des formules­pièges adaptées à la mentalité de technocrates, intellectuels de gauche et bourgeoisie fanée, à ceux qui sont appelés (par Moscou) à devenir la charpente de futurs États satellites « du peuple tout entier ». La motivation profonde de telles vacuités n’est autre que la puissance militaire de la Russie et de son Bloc militaire.

Le stalinisme cabochard de l’État chinois n’est qu’un calque de celui de la Russie, avec des éclaboussures de l’Empire Céleste. Il est pertinent de le rappeler, surtout parce que sa collaboration-alliance avec les États-Unis et le Japon offre une preuve incontestable de la réalité d’un État mondial uniforme pour l’essentiel, d’alliances militaires et de rôles économiques interchangeables. Le « Tigre de papier » dont Mao-Tsé Dong avait parlé est devenu « griffes d’acier », sauvegarde de la Chine « socialiste » face à la Russie « socialiste ».

Pour ce qui est des staliniens éhontés de l’Europe occidentale ou d’ailleurs, qu’ils restent ou non dans leurs partis, le pesant fardeau de leur propre passé leur interdit de rien dire de sérieux sur l’État en général, et sur l’État russe en particulier. Il faut les observer rapidement. Les italiens, les premiers des « pluralistes », et aussiceux qui reçoivent le plus de millions et de privilèges de leur capitalisme national, écrivent dans Il marxismo e lo Stato , que les oeuvres de Marx renferment « une théorie générale de l’État » qui devrait être développée. D’autres ont prétendu, non moins gratuitement, qu’elles contiennent en germe la bestialité stalinienne. L’État est éternel pour ceux qui parlent de la sorte, il peut être transformé, pas supprimé. Depuis de longues années en vérité, le parti de Togliatti et de Berlinguer voit dans les entreprises de l’État italien, des foyers de socialisme, bien dans la ligne de son projet de capitalisme d’État. En France, Ellenstein allège comme tant d’autres le poids de sa conscience en postulant un socialisme démocratique tout en proposant de considérer l’État russe « comme produit par l’histoire », comme qui considère qu’un veau est un produit de la parturition de la vache. Son collègue et philosophe, Althusser, porte son effort de penseur jusqu’à voir dans l’œuvre de Staline le résultat « d’une erreur économiste ». L’argument ne vaut pas plus que le démonologique « culte de la personnalité ». En Espagne, Carillo et sa suite, troisièmes en mal (apparent) de rédemption des péchés, braillent d’avantage, mais à l’instar de tous ceux qui se sont prosternés devant Staline et ses successeurs, ils se trouvent, de ce fait et du fait de leurs propres œuvres, moralement et intellectuellement dans l’incapacité de découvrir la vérité et de la proclamer.

Sans considérer l’État russe et l’œuvre de Staline comme le moteur et le résultat d’une contre-révolution qui sauva aussi le capitalisme occidental, on ne peut énoncer que des tromperies. C’est pour cela que le stalinisme survit à la mort de Staline, et qu’il vivra aussi longtemps que son oeuvre. Il est présent même dans les velléités démocratiques des dissidents. Leurs critiques, comme hier la dénonciation de Khrouchtchev, ne dépassent pas les bornes d’une critique stalinienne du stalinisme. En acceptant comme sincères les paroles des « pluralistes », leur souhait serait un capitalisme d’État façon Moscou, rendu décent avec la feuille de vigne occidentale.

Un livre de Nicos Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme (Ed. PUF 1978), permet de voir à l’insu de l’auteur, la néfaste influence du stalinisme, et même d’en avoir la filiation formelle. Poulantzas ose parler de disparition de l’État, mais dans un avenir si éloigné, qu’il la supprime en tant que projet concret, d’actualité immédiate post-révolutionnaire. En réalité, il supprime aussi la révolution, mettant à sa place « la voie démocratique vers le socialisme ». Et ce qu’il entend par socialisme n’est autre que la propriété d’État flanquée de l’autogestion. Il s’agit pour lui de modifier peu à peu l’État actuel et pas du tout de le démanteler, grâce à des foyers d’autogestion et à d’autres positions que la classe ouvrière occuperait. Il se situe à droite du réformisme austro-marxiste du premier après-guerre, et son argumentation théorique est bien inférieure.

Les courants et auteurs nommés, et d’autres qui seront signalés dans un ouvrage postérieur sur ce thème, parlent en l’air, souvent avec un ton académique peu engageant. Ils exhibent une bibliographie copieuse, mais ils sont toujours en marge de l’expérience pratique, c’est à dire, des hauts et des bas, des victoires partielles et des déroutes du prolétariat mondial ; comme si elles n’avaient pas existé. Même de l’expérience russe, ils ne tirent que des conclusions négatives, rassurantes pour le capital, anesthésiantes pour la classe ouvrière. Or depuis 1914, première guerre mondiale, cette expérience est très riche et permet de dégager des éléments importants en vue de la disparition post-révolutionnaire de l’État.

La nécessité de démanteler l’État capitaliste, le plus clair des enseignements de La Commune, est allée s’accentuant en proportion au gigantisme militaro-policier du même État, et à la concentration du capital. L’expérience de la révolution russe, et vingt ans après celle de la révolution en Espagne, permettent un important progrès à la théorie : l’organisme de force ou État résultant de la révolution prolétarienne ne peut pas devenir propriétaire de l’économie sans vite tourner à la contre-révolution. Celle-ci rencontra en Russie la facilité de la propriété accaparée par l’État et de l’exténuation de la classe ouvrière. Ce ne fut pas le cas en Espagne, mais les organismes coercitifs de l’ancien État, subrepticement reconstitués (par le parti de Moscou et avec les armes de Moscou, soit dit en passant) réussirent à désarmer le prolétariat, à l’exproprier, acte réalisé par le truchement de la nationalisation. Et grâce aussi à des circonstances politiques dont l’exposé n’a pas sa place ici (note5). La propriété d’État entraîna également la contre-révolution dans la zone rouge, et sa répercussion dernière fut la victoire de Franco. Les deux expériences sont irrécusables.

A l’origine, l’État était la conséquence du saccage de l’exploitation systématique, non point son créateur ; la disparition de celle-ci ne sera pas d’avantage son œuvre, mais procède en droite ligne de cette disparition. Postuler  un État  organisateur du  socialisme, quelque  fondement social qu’on lui attribue, c’est une intention non plus négative ou opportuniste, mais, au regard de l’expérience, réactionnaire de fond en comble. C’est d’autant plus évident que la capacité de production réalisée à ce jour, et la capacité potentielle de la science moderne, permettent d’aboutir en peu de temps à la disparition des classes quant à leur fondement économique. Il suffira de bousculer l’embarras paralysateur et corrupteur qu’est l’exploitation. Ce « bousculer » embrasse, il va de soi, au-delà de la bourgeoisie, des monopoles, l’État actuel, tous les organismes para-étatiques, lois, etc. qui veillent sur l’exploitation, la règlent ou l’épaulent à l’aide du consensus, de la négociation et autres arrangements, tacites ou non, plus ou moins rétro-historiques. Les démanteler, tel est l’aspect négatif de la révolution - négatif de ce qui était avant - condition préalable pour que l’aspect positif  s’élance en avant. De même que la violence et le saccage entre les primitifs s’institutionnalisa à la fin en État, les conséquences ultimes d’une telle violence, le monstrueux État moderne et le saccage réglé par le rapport social capital-salariat, réclament aussi  de la violence  pour en finir avec. Telle  est la tâche de  la dictature du prolétariat, synonyme exact de révolution communiste. Le pénible terrain bourbeux parcouru depuis la sauvage extranéité multiréciproque jusqu’à celle de la lutte de classes, du nationalisme, de l’impérialisme et des armements atomiques, débouchera par le dit chemin révolutionnaire, sur une humanité sans avidités opposées ni conflits, une humanité libre.

A moins de se leurrer par des préjugés terminologiques, ou de tomber dans le piège du « chemin démocratique », force est de reconnaître que la révolution sociale doit être imposée comme une rébellion victorieuse quelconque. L’humanité n’a connu que des régimes dictatoriaux à des degrés différents. Les communautés primitives elles-mêmes devaient payer tribut aux despotismes, qui les toléraient sous cette condition. La démocratie bourgeoise a été la moins brutale de toutes les dictatures, quoique son fondement soit l’absolutisme du capital sur le travail. A l’inverse de toute autre, l’imposition révolutionnaire met fin au joug millénaire pour fonder une liberté à la mesure de tous les hommes, et non pas de minorités manipulatrices.

Dans La société contre l’État, Clastres se trompe de chemin lorsqu’il croit percevoir chez certains groupes primitifs un rejet de l’État, comme s’ils avaient la prémonition de son caractère oppressif. Ainsi son argumentation est facilement annulée par Lapierre, dans Vivre sans État? . Il signale que les sociétés primitives sans État sont de dimension réduite et restent immobiles depuis toujours. Tout de même, l’argumentation de Lapierre est incomplète et par ailleurs adaptée à son refus de croire que l’État puisse être supprimé dans des sociétés hautement développées.

Clastres ne prête aucune attention à l’importance économique et oppressive des raids de rapine entre les primitifs. Cela l’empêche d’élucider le pourquoi de l’apparition de l’État et il n’entrevoit même pas le comment de sa disparition future. Le titre de son ouvrage est trompeur, car il fait référence aux primitifs et pas à la société contemporaine. De son côté, Lapierre n’attache à l’inexistence de l’État chez certaines ethnies, d’autre importance que celle de cause et démonstration de leur propre primitivisme. L’idée de disparition de l’État moderne lui semble une idée de rêveurs. Mais les arguments qu’il présente transforment le songe en cauchemar. Il convient de le citer encore afin de répondre à sa question sur les conditions de disparition, qui ne sont pas celles qu’il réfute chez Clastres, mais celles que nous avons tous les jours sous les yeux. Voici ses mots « Le dépérissement de toute forme de pouvoir politique spécialisé, l’avènement de nouvelles « sociétés sans État », ne sauraient être attendus que d’un imprévisible coup d’arrêt de l’histoire et d’une sorte d’évolution régressive de l’espèce humaine vers son atomisation en petites sociétés closes et homéostatiques. » Tout en nous assurant que dans un tel cas, l’inventivité de l’homme mourrait, il conclue que toute « conduite déviante aura été définitivement inhibée par l’empreinte de bonnes habitudes. Le conformisme social ne pourra plus être ébranlé » (pages 365 à 371).

Tout d’abord, de là découle que les sociétés avec État, la nôtre très particulièrement, ne connaissent pas de régressions, ou seulement de courte durée et de peu de gravité ; que l’intelligence humaine trouve en elles un terrain fertile ; que sous l’autorité de l’État, l’homme est, ou tend à être non-conformiste, et « last but not least », que le coup anti-civilisateur dans l’histoire, résulterait de la disparition de tout corps politique spécialisé.

On croirait que Lapierre n’a pas entendu parler des innombrables régressions imposées à l’histoire depuis qu’histoire il y a, entre autres de la décadence de la civilisation gréco-romaine, qui s’étale jusqu’au XIIème ou XIIIème siècle. Toutes ont été introduites par un renforcement de l’État - non par sa disparition - c’est à dire par le corps politique spécialisé. Dans l’actualité aussi, quiconque peut observer des signes de décadence, tous favorisés, lorsqu’ils ne sont pas créés, par l’État. On peut en dire autant du conformisme. Qui donc en a besoin, plus que ce corps superlativement spécialisé? Que l’on regarde où et quoi que ce soit, l’État favorise, organise le conformisme par de multiples moyens : coercitifs, publicitaires, culturels, vénaux. Si bien que dans nombre de cas, les innovateurs lui rendent personnellement hommage. Mais toute innovation dépassant les limites matérielles du système est rejetée, sans égards aux moyens employés. En outre, des centaines ou des milliers de silos menacent de mort l’humanité jour et nuit, à chaque minute. Et ceux qui savent, au lieu d’ameuter le public pour l’empêcher, s’adonnent sans inquiétude à leurs études « innovatrices ». Les physiciens, les mathématiciens, les ingénieurs, etc. qui inventent et fabriquent les armements atomiques et autres, ne sont-ils pas, eux aussi, de nauséabonds innovateurs, conformistes et vénaux ?

Toutefois le comble est qu’on nous parle d’un danger de dégénérescence mentale, sinon physique de l’homme, comme conséquence de la disparition de l’État, cet organisme qui freine le devenir depuis des décennies, au prix d’hécatombes, par des guerres et des répressions. A Lapierre qui demande quand et comment seront réunies les conditions dont on parle, il faut répondre.

1 - La toute-puissance illimitée, monstrueuse, de l’État lui-même, est telle qu’il peut se permettre ce que bon lui semble (avec et sans « raison d’État », cette impunité garantie du crime), paré de ses lois ou malgré elles. Sauf s’il est démantelé, il perfectionnera le processus despotique et finira par déclencher l’extermination depuis les silos et sous-marins. Cette situation est à tel point indéniable, que tout individu ou organisation se trouve aujourd’hui devant l’obligation politique et morale d’appeler à la destruction de l’État. C’est celui­ci qui serait mis en évidence, comme accusé, criminel devant n’importe quel tribunal, sans parler du bien inconnu « tribunal de l’Histoire ». Il est pertinent de rappeler à cet endroit, la boutade attribuée à Einstein, en dépit de sa responsabilité dans la fabrication de la bombe atomique : « Si la prochaine guerre est atomique, la suivante se ferait avec des arcs et des flèches ».

2 - La production de biens de consommation, alimentaires, ou d’un usage quelconque dans la vie, d’outillage industriel, etc., n’atteint qu’un volume et qu’une perfection exiguës, en raison de leur forme mercantile, de l’achat et de la vente imposés par les bénéfices du capital et de son État. Ces mêmes bénéfices réclament des arsenaux (plus de quatre cent mille millions de dollars par an, au moment où ces lignes sont écrites - 1978), des produits d’une mauvaise qualité préméditée, de la corruption, de la pollution et de multiples nuisances. L’indigence extrême, la maigreur squelettique et la mort par le fléau de la famine, sont le sort de 1000 millions de personnes, ce qui ne pourrait pas arriver dans le cas d’une production pour la consommation, sans vente. Et on ne sortira pas d’une telle situation aussi longtemps que la demande de produit aura pour mesure la capacité d’achat. Même sil y avait une amélioration, les dénivelés seraient encore énormes et non moins nuisibles.

3 - Les millions d’hommes des pays industrialisés qui travaillent à la production sont toujours exposés au chômage, au travail soumis à un cycle épuisant. Ils manquent de métier, et de la possibilité d’acquérir des connaissances, par leur peu de temps libre, non moins que par imposition économique (salaire)... et par bon vouloir gouvernemental. Ils peinent pendant huit ou dix heures à l’usine, tandis que la science, dont l’application entière et scientifique est interdite par les bénéfices du capital, est en mesure de réduire à très peu le temps de travail socialement nécessaire, avec un rendement quantitatif et qualitatif très supérieur.

4 - La millénaire séparation des hommes en cultivés et incultes, travailleurs manuels et intellectuels, est devenue en ce moment du siècle une absurdité aussi flagrante que le voyage vers la Chine, de caravansérail en caravansérail. Le savoir intellectuel peut être le fait de tous par la suppression du capital et de l’État, sans autres limites que les aspirations individuelles, tandis que le savoir-faire manuel pourrait récupérer, sans que personne se voit condamné à le subir, ses capacités perdues. Le temps pour organiser tout cela ne compte pas comme empêchement. Le fait est que culture, science, recherches, sont en train de se prostituer au service direct ou indirect de l’État, qu’elles dégradent leur propre condition et celle de la société en général. Elles sont facteurs objectifs de décadence, alors que leurs potentialités sont facteurs objectifs de progrès. C’est ce que, édulcorant la vérité, on appelle actuellement « malaise social ». Dès lors l’aliénation commence à prendre l’aspect d’un assoupissement intellectuel et d’une perversion dans les cercles dirigeants, des hommes d’État jusqu’aux leaders syndicaux.

On pourrait arguer, certes, que depuis 1936-37 le prolétariat ne donne guère signe de vouloir se révolter contre sa condition en s’élançant contre l’État et le capitalisme. Il ne le donnera pas tant qu’il reste prisonnier des organisations politiques et syndicales qui, au nom du socialisme, du marxisme ou de la simple amélioration du système, lui vident le crane et resserrent sa chaîne salariale. N’empêche que la nécessité plane près de nos têtes et n’arrête pas de devenir plus évidente. Un brusque sursaut de rébellion pourrait introduire à tout moment une nouvelle période révolutionnaire. La probabilité en augmentera, non pas avec le chômage, ni avec une crise de surproduction, si grave soit-elle, mais au fur et à mesure que passe dans le domaine de tout le monde l’horripilante vérité sur la Russie et ses imitateurs, et donc la fausseté constante de ses partis à l’extérieur.

Empêcher la réapparition d’un pouvoir bureaucratique après une future révolution est une préoccupation fréquente à l’heure actuelle, non sans raison. Or les mesures recommandées (conseils ouvriers sans partis politiques, démocratie des partis ouvriers au sein des conseils, révocation à volonté des délégués et des comités) n’ont avec l’intention qu’une relation secondaire ou inexistante. Préoccupations et mesures de forme ne suffiront jamais à empêcher un retour en arrière, qui ne pourrait être que bureaucratique et capitaliste d’État. Il faudra que dans le fonctionnement même du système social naissant, quelque chose barre la route à toute contre-révolution. Ce quelque chose ne peut être que la rupture radicale de l’ancienne relation sociale capital-salariat, qui engendre la plus-value, c’est à dire l’exploitation, fondement du système actuel, donc de l’État. Le montant colossal de ce qui constitue la plus-value, une fois confié à un organisme post-révolutionnaire, quelqu’il soit, deviendrait le foyer, l’aliment de la contre-révolution. Il n’est pas question, non plus, d’abandonner son administration aux travailleurs, par unités ou par branches de production, ce qui serait la meilleure version autogestionnaire. Elle introduirait une rivalité funeste entre groupes qui amènerait l’exploitation par les plus puissants.

Le bureaucratisme et d’autres maux enfoncés dans les mentalités et dans la réalité actuelles, ne pourront être entièrement évités dans aucun cas. Mais on peut certainement empêcher qu’elles se répercutent en domination et exploitation des uns par les autres, en attendant que se généralise la nouvelle mentalité dégagée du communisme. La clef n’est autre que le rapport susdit entre l’homme et la nature, entre instruments de travail et travail, entre production et consommation. La suppression de la loi de la valeur y est implicite. A moins d’implanter cette relation sociale nouvelle, déjà communiste, la contre-révolution trouvera toujours manière de grimper, quoi qu’on fasse. Et réapparaîtra un État encore plus destructeur que l’antérieur.

Le produit excédant du travail (relativement à un cycle antérieur) devra être assigné eu égard à la disparition des classes, entre un relèvement de la consommation immédiate et la création de nouveaux instruments de travail et de culture, à l’échelle nationale, en attendant l’intégration dans le continent et dans le monde. La disparition du prolétariat est l’unique démonstration probante de la disparition des classes et de la coercition sociale.

Depuis la horde et les tribus très primitives à l’affût d’autres hordes et tribus, jusqu’aux États ultra-centralisés actuels, à l’affût de bénéfices partout dans le monde, et donc auprès de leurs co-nationaux, les ruptures de continuités survenues, aussi bien dans les méthodes de saccage que dans celles de l’oppression politique, n’ont été rupture que relativement à ce qui existait avant. Mais par rapport à l’homme en tant qu’espèce exempte de particularités de tribu, nation, race, il y a ininterruption, ou par concordance avec les connaissances physiques, il y a un continu-discontinu. Mais celui-ci est lui-même de nature opposée au continu-discontinu que représentera la rupture définitive d’avec la succession de systèmes de domination. Avec lui le discontinu rompt également avec le continu antérieur ; il inaugure un complexe humain supérieur, opposition directe et complément du Cosmos.

La Ciotat, août 1978.

G. Munis.


(1) Je ne veux pas donner dans le préjugé terminologique des spécialistes actuels, qui s'abstiennent de parler des peuples primitifs ou bien qui collent des guillemets au mot pour ne pas offenser les désignés. Entre l'anthropophage et le communiant d'une quelconque religion, il y a certes communauté essentielle, mais que chacun choisisse, à moins de mettre anthropophage entre guillemets.
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(2) Dicton cité par Cummins, dans The Bahr-el-Ghazal Dinks, Journal of Anthropological Institute (U.K.) XXXIV.p.155. Retour au texte

(3) Titre du dernier chapitre du livre de Clastres. Il y sera fait mention dans un livre dont ces pages ne sont que l'ébauche. Retour au texte

(4) Ceci est exposé dans Parti-État, stalinisme, révolution, Éditions Spartacus, Paris 1975. Téléchargeable sur ce site à la page : Publications du FOR.
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(5) Ceci est exposé dans Jalones de derrota, promesa de victoria (teoria y critica de la revolución española), Ed. ZYX. Madrid 1977. Retour au texte




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